DU PAIN, DES JEUX ET DU RIRE
PANEM, CIRCENSES ET RISUM
Ou ce que le stand-up dit de notre société
Le stand-up est un spectacle qui, comme toute forme de spectacle, dit beaucoup de l’état de la société où il se produit, de la nature du régime politique, des valeurs qui animent la société et du mode de contrôle politique du pouvoir.
Une tragédie grecque avec chœur et masques, des jeux olympiques déjà, un combat de gladiateurs à Rome, des jeux avec ou sans pain, des représentations sur le parvis des églises de la Passion du Christ, au Moyen Âge, les tragédies shakespeariennes, les comédies de Molière, les drames cornéliens, les vaudevilles, les pièces de Feydeau, les jeux olympiques modernes, les matchs de football, Gérard Philipe ou Angélica Liddell dans la Cour d’honneur du Palais des papes, Devos, Coluche, Desproges, Jamel Debbouze et enfin les stand-uppers représentent des moments et des formes différents du spectacle.
Le public ne rit pas de la même manière à une comédie de Molière, à un sketch de Fernand Raynaud, à une blague de salle de garde de Bigard ou aux déboires de Paul Mirabel.
Que dit le stand-upper de notre société, de nos joies, ou pas, de nos espérances, ou pas.
Le stand-upper est un artiste qui est seul en scène. Ce n’est pourtant pas un one-man ou one-woman show. Devos, Fernand Raynaud ou Coluche étaient aussi seuls en scène, avec un pianiste souvent pour le premier. Produire un spectacle avec un seul artiste est plus économique que présenter une vaste troupe et le prix de la place n’est pas proportionnel au nombre d’artistes sur scène. Ce genre de production convient au théâtre privé car il nécessite peu de moyens. Le succès et le développement du stand-up signent aussi l’échec du théâtre public à remplir les salles.
Le stand-upper n’a pas besoin de décor. C’est encore une économie. Il peut se produire presque partout et il n’a besoin que de peu de lumières et d’éclairages pour exercer son talent.
Le stand-upper se produit le plus souvent dans des caves plus ou moins aménagées, dans des arrière-salles pompeusement appelées cabarets et rarement dans des stades sauf à être très célèbre. Très souvent plusieurs stand-uppers partagent à leurs débuts un seul plateau, une dizaine de minutes chacun, ce qui fait du stand-up un spectacle avec une très basse limite d’entrée. Je n’ai pas encore vu cinq acteurs shakespeariens en devenir se suivre l’un après l’autre dans un spectacle d’une heure en récitant un monologue.
Le stand-upper n’a ni costume ni identité vestimentaire. Coluche, Fernand Raynaud, Devos, Boujenah faisaient des one-man shows. Ils étaient identifiés, reconnus sans dire un seul mot.
Le stand-upper vient comme il est dans son quotidien. C’est le look McDonald’s vanté par sa publicité : Venez comme vous êtes. Il est à l’image de tout un chacun et cette banalité le rend déjà familier au spectateur. Il n’est pas représentant d’un idéal, d’une image héroïque, comique, dérisoire ou exemplaire, il n’est que la confirmation d’être notre propre idéal. C’est nous qui sommes sur scène, pas tel que nous aurions aimé être mais tel que nous sommes, en moins bien, et c’est cela qui déclenche en partie notre rire car le bon stand-upper nous fait rire de nous-mêmes.
Le stand-upper qui réussit est celui qui nous touche par sa sincérité, par la crédibilité que ses premiers mots lui confèrent. Il doit y avoir une identification immédiate entre ce qu’il paraît être et ce qu’il dit. Nous avons dit plus haut qu’il n’avait pas d’identité vestimentaire qui permette de le situer dans l’éventail des stéréotypes sociaux. Il n’est pas costumé dans un rôle avec ses codes.
Le stand-upper nous touche et nous fait rire car il nous parle de sa vie, de son enfance, de ses déboires, ce qui nous conduit à nous poser la question suivante : le stand-upper est-il un comédien ? Je ne le pense pas car pour moi un comédien peut incarner différents personnages de manière crédible. Il peut jouer un jour un saint et un autre soir un criminel, un soir Cyrano, un autre Caligula. Les Comédiens-Français peuvent incarner tous les rôles du répertoire, tragique ou comique. Coluche était un comédien dans Tchao Pantin, pas Jamel Debbouze dans Astérix et Cléopâtre.
Le stand-upper n’incarne que lui-même et c’est en cela qu’il est crédible et convaincant. Il n’est ni Gérard Philipe incarnant les valeurs du XVIIe dans Le Cid joué à Avignon, qui ne prêtait guère à rire, ni même le bourgeois gentilhomme, interprété par François Hecq à la Comédie-Française, et qui fait rire la salle des travers de la bourgeoisie et de ses aspirations à être ce qu’elle n’est pas encore. Ce ne sont ni le rire jaillissant des vaudevilles de Feydeau ni les valeurs d’honneur, de devoir, de gloire qui animent le public actuel des stand-uppers.
Un stand-upper ne menace pas le pouvoir et bien au contraire il le conforte. Rares sont les stand-uppers interdits ou censurés. Je pense souvent au film Fahrenheit 451 où des individus avaient appris par cœur les chefs-d’œuvre de la littérature, les livres ayant été brûlés et interdits. Le stand-upper ne maintient pas vivante la flamme du savoir, de la morale, de l’art, de la liberté et de ses exigences. Il cultive la banalité de nos existences et se garde de toute critique sociale. Il ne nous fait pas rire des conflits et des enjeux planétaires qui, il est vrai, ne prêtent guère à rire. Son but n’est pas de nous faire réfléchir mais de nous faire rire avec des sujets consensuels tels que les difficultés de l’intégration, le féminisme mais seulement en France, jamais à Kaboul ni à Téhéran. Hernani avait donné lieu à des manifestations en 1831. Aucun risque en 2025 après un spectacle de stand-up.
Le stand-upper stimule le rire de la banalité, de nos abandons, de notre servitude volontaire, écrasés que nous sommes dans un monde sur lequel nous n’avons plus guère de prise. Le rire est devenu la drogue tolérée par les pouvoirs qui nous anesthésie au moindre coût. Nous ne rions que de nos travers, de nos faiblesses, de nos petites ou grandes lâchetés. Pauvre spectacle, spectacle de pauvres, pour des pauvres. C’est à l’ordre social, quel qu’il soit, ce que le drone est devenu pour l’armée : le moyen de contrôle exercé par le pouvoir le plus économique, apte à remplacer les missiles et avions hors de prix.
Du pain, des jeux et du rire disais-je en introduction. Et après ? Quelle sera la prochaine étape ? Mieux vaut en rire.